Daniel Bernard
1842 - 1883
Toi qui troubles la paix
Toi qui troubles la paix des nonchalantes eaux,
La paix des eaux d’argent, la paix des eaux glacées ;
Toi dont la barque joue avec les gais ruisseaux
Dans le frémissement des rames balancées,
Pêcheur, — vois-tu couchée, auprès des longs roseaux,
La fiancée unique entre les fiancées ?
Sa robe s’enfle au gré des brises insensées,
Comme s’enfle la voile au mât des lourds vaisseaux.
Sa chevelure tremble, et je tremble comme elle ;
Dis-moi, pêcheur ami, le nom de cette belle,
Ce nom cent fois appris et cent fois répété ;
Dis-moi toute harmonie avec ce nom unique,
Toute grâce mêlée à toute volupté,
Toute la poésie et toute la musique.
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Portrait de Blaise Cendrars, par Amedeo Modigliani - 1918
Blaise Cendrars
(Frédéric-Louis Sauser)
1887 - 1961
JOURNAL
Christ
Voici plus d’un an que je n’ai plus pensé à Vous
Depuis que j’ai écrit mon avant-dernier poème Pâques
Ma vie a bien changé depuis
Mais je suis toujours le même
J’ai même voulu devenir peintre
Voici les tableaux que j’ai faits et qui ce soir pendent aux murs
Ils m’ouvrent d’étranges vues sur moi-même qui me font penser à Vous.
Christ
La vie
Voilà ce que j’ai fouillé
Mes peintures me font mal
Je suis trop passionné
Tout est orangé.
J’ai passé une triste journée à penser à mes amis
Et à lire le journal
Christ
Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendus
Envergures
Fusées
Ébullition
Cris.
On dirait un aéroplane qui tombe.
C’est moi.
Passion
Feu
Roman-feuilleton
Journal
On a beau ne pas vouloir parler de soi-même
Il faut parfois crier
Je suis l’autre
Trop sensible
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Robert Desnos
1900 - 1945
La voix
Une voix, une voix qui vient de si loin
Qu'elle ne fait plus tinter les oreilles,
Une voix, comme un tambour, voilée
Parvient pourtant, distinctement, jusqu'à nous.
Bien qu'elle semble sortir d'un tombeau
Elle ne parle que d'été et de printemps.
Elle emplit le corps de joie,
Elle allume aux lèvres le sourire.
Je l'écoute. Ce n'est qu'une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L'écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
Et vous? Ne l'entendez-vous pas?
Elle dit "La peine sera de courte durée"
Elle dit "La belle saison est proche."
Ne l'entendez-vous pas?
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Gravure représentant Pontus de Tyard.
Pontus de Tyard
1521 - 1605
Bien que Fortune...
Bien que Fortune en haut degré te range
Dessus sa roue, et combien que Nature
Pour t’embellir sur toute créature,
Te fasse luire en cette beauté d’Ange,
Si ne dois-tu dépriser la louange
Que tu reçois de moi, car l’écriture,
Plus que beauté mortelle, beaucoup dure :
L’écrit demeure, et fortune se change.
Crois que vieillesse enfin arrivera,
Laquelle, ou bien la mort, te privera
De ces doux traits dont mon cœur tu allumes,
Mais soient les cœurs amants réduits en cendre,
Si se feront encor par tout entendre
Les beaux écrits des amoureuses plumes.
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Portrait de Vincent Voiture, par Philippe de Champaigne
(Musee d'Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand)
Vincent Voiture
1598 - 1648
Ou vous savez...
Ou vous savez tromper bien finement,
Ou vous m’aimez assez fidèlement,
Lequel des deux je ne le saurais dire ;
Mais cependant je pleure et je soupire,
Et ne reçois aucun soulagement.
Pour votre amour j’ai quitté franchement
Ce que j’avais acquis bien sûrement ;
Car on m’aimait et j’avais quelque empire
Où vous savez.
Je n’attends pas tout le contentement
Qu’on peut donner aux peines d’un amant,
Et qui pourrait me tirer de martyre.
À si grand bien mon courage n’aspire ;
Mais laissez-moi vous toucher seulement
Où vous savez.