Depuis deux ans que je suis en retraite, j'ai eu le temps de réaliser que durant toute ma carrière j'ai eu le syndrome de l'imposteur, ou quelque chose qui y ressemble.
Diriger une école est une chose, enseigner en est une autre. Dans une petite école le Directeur est amené à faire les deux. Ce qui donne deux fois de plus de raisons de se poser la question de sa place. Aujourd'hui c'est bien ce que je me demande : l'ai-je été, à ma place ? Je veux dire, ai-je été sinon un "bon" Directeur, du moins un Directeur responsable et à l'écoute ? Ai-je été sinon un "bon" enseignant, du moins ai-je fait le mieux de ce que je pouvais pour mes élèves ?
C'est étonnant comme questionnement alors que depuis deux ans les soucis liés à la situation m'ont été épargnés. Mais je n'ai pu éviter de me demander comment j'aurais abordé ces deux années si j'avais encore été en poste. "Pascal, tu es en retraite, qu'est-ce que tu en as à faire ?" Oui, je sais, mais c'est comme ça. J'ai aimé mes deux métiers, et après plus de quarante années j'imagine qu'en sortir la tête n'est pas si simple.
En fin de compte je me rends compte de deux constantes dans mon travail : que ce soit comme Directeur ou comme enseignant j'ai essayé de veiller au bien-être de mes interlocuteurs et de mon "public". Je veux dire que Directeur j'ai tenté de faire au mieux pour que mes collègues et les autres personnels puissent travailler dans un maximum de sérénité, avec je n'en disconviens pas de nombreuses faillites - c'est du moins comme ça que je le perçois -, et pour que les familles de mon école s'y sentent à l'aise et accueillies comme leurs enfants, c'est à dire avec plaisir et écoute. J'ai concrètement essayé pendant si longtemps de former dans ma petite école une famille élargie qui ne soit pas dysfonctionnelle. C'est là qu'intervient le syndrome de l'imposteur... Est-ce que je l'ai réussi autant que je l'espérais puis le pensais ? Les choses n'auraient-elles pas été bien mieux si je n'avais pas été à la manœuvre ? Je suis ainsi fait que le doute permanent que j'ai connu et affronté pendant vingt ans de Direction d'école me revient encore aujourd'hui en pleine figure.
Le bien-être de mes élèves j'en doute moins. L'avantage de travailler avec des enfants de cinq ans c'est que toute erreur est payée plein pot immédiatement. Il fallait d'abord que mes élèves aient profondément envie de venir, ce qui fut - je m'en vante, j'en suis fier - le cas tout au long de ma carrière. Il arrivaient en courant - littéralement -, je râlais de leur course ils en rigolaient mais ô combien elle me faisait plaisir ! Les parents aussi arrivaient en souriant ou en riant de cette arrivée échevelée. Comment ne pas m'en souvenir avec bonheur ?
Mais l'école c'est d'abord un lieu de travail. Non, l'école maternelle n'est pas une garderie, et j'ai rarement vu des parents d'élèves la considérer comme telle. Au contraire même j'ai souvent observé de leur part des inquiétudes prématurées. Laissez-les grandir, merde ! Donnez-leur le temps dont ils ont besoin. A cinq ans, entre un enfant né en janvier et celui de décembre c'est encore un monde qui les sépare. A moi de l'atténuer. Alors c'est chaque jour un questionnement intense. Car si nous faisons notre progression de l'année - en janvier, je ferai ceci, en avril cela -, elle est forcément remise en cause quotidiennement selon la progression de nos élèves. Si certains effectivement se posent la question de l'individualisation de l'enseignement ce n'est pas le cas à l'école maternelle où nous n'avons pas le choix, nos élèves nous y contraignent. Dites-moi l'intérêt de proposer une activité quelconque dont on saura pertinemment qu'elle sera ratée par la moitié des élèves ? Il reste nécessaire de s'impliquer auprès de chacun d'entre eux, sachant que la moitié au moins réussira sans souci. Pour les autres une réussite partielle ou nulle n'est pas une option. Du moins pour moi. Alors la progression annuelle peut bien aller se faire voir, et puis la journée du lendemain sera adaptée. J'y passais une heure chaque matin, après avoir comme Directeur visé le courrier. Oui, longtemps je me suis levé de bonne heure... Comment, sans lâcher les exigences, faire pour que tous réussissent avec le minimum d'investissement de ma part ? S'il est de bon ton de considérer que les enseignants sont des feignants, après quarante années d'expérience je passais encore une heure chaque matin à retravailler mes séances, mes interventions, mes propositions de travail individuel ou de manipulation.
Je veux faire le panégyrique de l'école maternelle, qui fonctionne comme devraient fonctionner l'école élémentaire, le collège et le lycée, en se pliant aux exigences intellectuelles des enfants. L'idée est bien d'aller de l'avant, mais pas à n'importe quel prix qui voudrait laisser sur le carreau ne serait-ce qu'une partie des élèves. Je m'élève, je m'insurge, je déplore...
Mais encore une fois, ai-je été à ma place ? Je l'ai écrit, sur ce point je doute moins. Je sais que certains enfants sont passés à côté. Je me souviens d'elle, de lui. Mais c'est peut-être inévitable. Faire le mieux que je pouvais, ce n'était pas être surpuissant. Une maman m'a offert vers ma fin de carrière une illustration encadrée "Tous les super-héros ne portent pas de cape." Elle était une savoyarde convertie, en hijab, représentante de parent d'élèves indiscutée et appréciée, maman de garçons intelligents et sensibles, adorables. La laïcité ridicule et de façade dont j'entends parler parfois dans les cénacles qui savent me dégoûte.
Je pense que j'ai fait, finalement, du mieux que je pouvais en tentant de m'occuper de chacun. Ce qui signifie qu'il m'est arrivé de m'oublier moi-même, et je l'ai payé cher deux fois, à quinze ans d'intervalle. Donner, donner, c'est bien. Recevoir parfois c'est un besoin, une nécessité. Je n'ai pas eu de chance de ne pas pouvoir faire les deux pots d'adieu que j'envisageais, un avec "mes familles" qui m'avaient accompagné pendant tant d'années, l'autre avec mes collègues anciens et passés et mes autres partenaires sur lesquels j'ai toujours pu compter. C'est la peur qui a prévalu, celle d'un COVID - oui, je mets au masculin - dont... bon, je m'abstiens d'en écrire ce que je pense. Pour autant je reste aujourd'hui, même retraité après 40 années de travail, triste pour celles et ceux dont je suis passé à côté, que j'aurais pu ignorer, que j'ai "loupés", que je n'ai pas su ou pas pu aider à surmonter leurs difficultés. Même s'ils sont infiniment moins nombreux que les autres, ceux-là me restent en travers de la gorge.